Chapitre 34
Je m’étais assoupie sur la banquette arrière de la voiture de police quand le chauffeur se gara devant mon immeuble. Les calmants avaient chassé la douleur de ma gorge… et quasiment tout le reste avec. J’avais l’impression de n’être plus qu’un sac mou dépourvu d’os.
Que m’avait donné le docteur ? Je me sentais merveilleusement bien, mais détachée de tout, comme si le monde n’était qu’un film. Ou un rêve distant et inoffensif.
J’avais laissé mes clés de bagnole à Dolph. Il avait promis que quelqu’un ramènerait ma voiture devant chez moi avant le matin. Et juré d’appeler Bert pour lui dire que je ne viendrais pas bosser le lendemain. Je me demandais comment mon patron accueillerait cette nouvelle. Franchement, ça m’était égal.
Un des flics en uniforme se tourna sur son siège et me demanda :
— Ça ira, mademoiselle Blake ?
Je hochai la tête, et il sortit pour m’ouvrir la portière. Il n’y avait pas de poignée à l’intérieur.
— Merci, inspecteur… (Je dus cligner des yeux pour déchiffrer l’inscription sur son badge.)… Osborn. Merci de m’avoir raccompagnée, vous et votre coéquipier.
Le coéquipier en question était sorti de la voiture. Accoudé au toit, il m’observait en ricanant.
— Ce fut un plaisir de rencontrer enfin la fameuse Exécutrice.
J’eus un peu de mal à monter l’escalier, m’accrochant à la rampe comme si c’était une bouée de sauvetage. Ce soir, j’allais dormir. Je risquais de me réveiller au milieu du couloir, mais j’allais dormir.
Il ne me fallut pas moins de trois tentatives avant de réussir à introduire la clé dans la serrure. J’entrai en titubant dans mon appartement et m’appuyai de tout mon poids contre la porte pour la refermer.
Puis je tirai le verrou. Enfin en sécurité. J’étais chez moi, vivante, et le zombie tueur appartenait au passé. J’avais envie de glousser, mais c’était à cause des calmants. Je ne glousse jamais quand je suis toute seule.
Debout, le front posé contre le battant, j’observai le bout de mes Nike. Elles semblaient très loin, comme si j’avais grandi de dix ou quinze mètres depuis que je les avais enfilées. Balèzes, les calmants. Un peu trop à mon goût. Je n’en prendrais pas le lendemain.
Deux bottes noires apparurent à côté de mes Nike. Pourquoi y avait-il des bottes dans mon appartement ? Je n’en porte jamais. Je voulus saisir mon flingue. Mais il était trop tard. Et de toute façon, j’étais beaucoup trop lente.
Des bras musclés me ceinturèrent, immobilisant mes bras le long de mes flancs et me plaquant contre la porte. J’essayai de me débattre. En vain. Mon agresseur me tenait.
Je me dévissai le cou pour apercevoir son visage. J’aurais dû être terrifiée, les veines gorgées d’adrénaline. Mais les calmants se moquent qu’on ait besoin de son corps ou pas. On leur appartient jusqu’à ce que leurs effets s’estompent, un point c’est tout. J’aurais la peau du docteur. Si je vivais assez longtemps pour ça.
C’était Bruno qui me maintenait contre la porte.
Tommy apparut sur ma droite. Il tenait une seringue.
— Non !
Bruno me plaqua une main sur la bouche. J’essayai de le mordre, et il me gifla. Je le sentis à peine, comme si sa main était enveloppée de coton. Mais l’odeur douceâtre de son after-shave me donna la nausée.
— C’est presque trop facile, ricana Tommy.
J’observai l’aiguille qui s’approchait de mon bras. J’aurais pu leur dire que j’étais déjà droguée s’ils m’en avaient laissé le temps ou demander ce qu’il y avait dans la seringue, et si ça n’allait pas produire une sale réaction au contact des calmants que j’avais déjà pris.
L’aiguille s’enfonça dans le creux de mon bras. Mon corps se raidit et se débattit, mais Bruno tint bon. Je ne pouvais pas bouger ni m’échapper. Malédiction !
L’adrénaline déchira enfin les toiles d’araignée, mais il était trop tard. Tommy ôta la seringue et lâcha :
— Désolé, nous n’avons pas d’alcool pour désinfecter.
Je le détestais. Je les détestais tous les deux ! Et si leur produit ne me tuait pas, c’était moi qui les tuerais. Pour m’avoir fait peur. M’avoir surprise alors que j’étais vulnérable, shootée et stupide. Si je survivais à cette erreur, je ne la commettrais pas une seconde fois. S’il vous plaît, mon Dieu, laissez-moi survivre à cette erreur !
Bruno me maintint jusqu’à ce que je sente la drogue faire effet. J’avais sommeil. Entre les pattes des méchants, je mourais de sommeil ! Je tentai de lutter.
Sans succès. Mes yeux se fermaient tout seuls. Je cessai de me débattre et mobilisai tout ce qui me restait de volonté pour ne pas perdre connaissance.
Je fixais la porte, mais elle ondulait comme si je la voyais du fond d’une piscine. Je battis des paupières. Une fois, deux fois… À la troisième, je ne parvins pas à les rouvrir.
Une petite partie de moi dégringola en hurlant dans les ténèbres, mais le reste se sentait mou, abruti de sommeil et étrangement en sécurité.